Oum !

« Pourvu que... »
Je n'eus pas le temps d'espérer davantage. Elle s'immobilisa, ce qui me ravit mon souffle en dévoilant qu'elle avait fini sa lecture. Son nez trahit bientôt l'oscillation de sa tête et l'imminence de sa réaction. Elle allait me regarder, puis me parler. Alors, et seulement alors, j'allais pouvoir respirer à nouveau. Allais-je soupirer de joie ou haleter de tristesse, je n'en avais pourtant nulle certitude.
Un insecte passa ; au sein de cette prodigieuse attente le bruit discret de son effort de vol parut mystérieusement disproportionné. Enfin, le verdict sonna comme le glas de ma désolation et de mon désespoir :
« Le style est dangereux, et en l'occurrence les quelques maladresses ne jouent pas en sa faveur. »
J'étais effondré. Ils allaient tous partir, tous – sauf moi. Parce que j'avais refusé la simplicité ou la banalité dont s'infusaient les compositions habituelles, mon texte resterait un texte, plutôt que se transformer en passeport pour le fantastique.
La machine inventée par le Professeur Nicolaïski l'année dernière marchait à merveille, seulement elle restait tributaire de son combustible : nos mots. Les phrases simples se faisaient digérer sans soucis, toutefois la banalité littéraire conduisait à un résultat de médiocre hauteur. Or, je visais haut. Malheureusement, les plus nobles histoires, dignes d'un résultat vraiment merveilleux, devaient passer à la censure. Il n'était pas question de brusquer la délicate machine avec une expression douteuse.
Je me relevai avec rage et empoignai mon imaginaire des deux mains. Je n'avais plus le temps, si ce n'était pour un tout dernier essai. Alors, je devais réussir.

Je me réveillai, l'esprit vague et la vue douteuse. Je n'étais pas chez moi, ni en tout autre lieu connu, ni même dans un endroit au moindre rapprochement familier. Les murs qui m'environnaient semblaient briller d'une lueur indistincte et, pour tout dire, je me demandais s'ils n'étaient pas indistincts eux mêmes. Le lit sur lequel j'étais posé, quant à lui, avait davantage la texture d'une cuisse de Géant que le ressort d'un matelas habituel. Un astre très lumineux qui ne m'éblouissait pourtant pas semblait marquer une sortie vers l'extérieur. Je me grattai la tête. Si l'extérieur ressemblait à l'intérieur, j'allais sans doute avoir des surprises.
Je m'exclamai soudain mais bien sûr!, ce qui fit sursauter mon lit et trembloter mes murs. Je me souvenais enfin. J'avais réussi mon dernier texte...
Je sautai de joie et gambadai vers l'ouverture lumineuse. À quoi pouvait bien ressembler le monde que mon récit avait créé grâce à l'extraordinaire machine ? Le premier aperçu semblait déjà riche, je me frottais donc les mains par avance en imaginant ce que j'allais découvrir. Je plongeai dans la lumière pour émerger dans une plaine dorée. J'ouvris grand mes yeux émerveillés. Je les écarquillai davantage, pétrifié. J'avais vu un...
« Oum ! »
En plus, il parlait.
« Évidemment » continua la voix.
En plus, il lisait dans mes pensées !
« Eh bien ? Autrement, comment veux-tu que je communique ?
— Comme ceci », répondis-je à voix haute.
Il sembla sur le point de s'enfuir, mais se ravisa et préféra me couvrir de reproches :
« Cela ne va pas du tout ! Non mais vous n'êtes pas bien, ou vous prenez plaisir à agresser les gens comme ça, peut être ? ça, il faut le dire ! Je vous laisse tout de suite, moi, sinon !
— Je suis désolé... Mon espèce, heu... parle comme ceci. » pensai-je tout bas en serrant les mâchoires.
« Et vous ne faites pas s'effondrer vos maisons ? » répondit l'être avec une intonation très surprise.
Je ne sus quoi répondre, et d'ailleurs, je préférais toujours le dévisager avec étonnement. Trois yeux dorés, une crinière jaune citron lumineuse et... beaucoup de pattes.
« vous êtes ridicules vous mêmes avec vos deux pattes et votre teint blafard » affirma-t'il d'un air vexé suite à une pensée intime que je croyais justement intime.
« Je... heu, je suis désolé, je ne voulais pas dire...
— Pourtant, vous l'avez dit, et je trouve que vous êtes souvent désolé.
— Quand je pense, je ne veux pas forcément dire...
— C'est une phrase aussi ridicule que « quand je marche, je ne veux pas forcément avancer »
— Mais, heu...
— Vous avez une conversation pauvre, parfois... »
Les trois yeux dorés interrogateurs semblaient intimider mon mental au point de lui imposer le silence, et en effet je ne savais plus quoi penser. Une crainte vint toutefois soudainement me hérisser. Je m'exclamai :
« Vous mangez... quoi au juste, au fait ?
— Les visiteurs sortis de cette cabane » répondit-il du tac au tac.
Je me raidis dans un silence pour le moins gêné, jusqu'à ce qu'il m'adresse à nouveau la parole :
« Je ne fais que répéter la supposition stupide que vous pensiez en me posant la question. Je mange des fleurs. Comme tout le monde, sauf les fleurs évidemment. »
Je soupirai avec un grand soulagement, plus encore que lorsque mon dernier texte à voyager dans l'imaginaire avait été retenu.
« Je ne fais toutefois qu'y songer, mais l'idée me traverse à l'instant comme une averse bleue... L'arme terrifiante dont vous m'avez menacé en me voyant, en avez-vous la maîtrise ?
— L'arme terrifiante... ?
— Ces échos bouleversants ? De quoi ravager un nid troglodyte aux fondations incertaines !
— Ah... Ma voix. Moi qui croyait avoir une jolie voix... » soupirai-je.
« Jolie, cela pourrait l'être ! Ne pourriez-vous pas nous aider ? »
Je tendis l'oreille, intrigué.

« En vérité, la plus importante légende oumesque parle d'un bipatte à deux yeux à l'arme de tonnerre...
— Heu. Mais ce n'est qu'une légende ?
— Justement, ahuri ! Si les textes historiques sont constamment emplis d'omissions et de mésinterprétations, les légendes, elles, sont davantage dignes d'écoute. Elles retranscrivent des vérités beaucoup plus importantes et leur style retranscriptif est beaucoup plus fiable à long terme. J'ai vraiment l'impression de parler à un parfait inculte.
— Non, non, pas du tout. Je sais très bien lire et écrire, en passant.
— Ah, je comprends que vous sachiez si peu de choses, si vous perdez votre temps à de telles futilités ! L'écriture ! Comme si la mémoire pouvait être défaillante, ou la télépathie à distance ne pas fonctionner !
— Mais je pourrais aussi, heu... faire un plan ?
— Pour quoi faire ?
— Une maison ?
— Il suffit de planter une graine ! C'est beaucoup plus simple qu'un plan.
— Une machine ?
— Pour quoi faire ? Des fleurs ? Comme s'il n'y en avait pas assez... Vous êtes amusant, savez-vous ?
— Si vous le dites...
— Bon ! Nous disions donc, notre légende. Elle prédit que ce bipatte saura supporter la voix de tonnerre de l'Autre. Celui qu'aucun Oum n'a pu approcher du fait précisément de sa voix de tonnerre. Comme la vôtre, en définitive... Lorsque j'y repense, j'ai failli en être assommé.
— Je ne sais pas...
— Si vous préférez, en attendant, je peux dire aux autres de venir. Je leur ai fait suivre notre conversation. Ils aimeraient bien faire votre connaissance. Il y a mes deux mères des enfants, les cinq cousins de l'oncle, ma fille de la petite dernière, mon neveu de la tante, ma compagne des deux soeurs, mes...
— C'est que je me sens, heu ! très enthousiaste pour partir à la recherche de votre légende ! Voilà, c'est ça ! Je m'en voudrais de trop tarder, finalement...
— Ah ! Votre bonne volonté fait plaisir à voir. Suivez-moi, je vous y conduis »
Je me mis alors à suivre le petit oum. J'étais tellement absorbé par la maîtrise de mes pensées – ne pas vexer le petit oum, ne pas vexer le petit oum, ils sont peut être une légion et je suis tout seul ! – que je ne pris pas garde au temps qui passait. Je me décidai pourtant à penser de nouveau.
« C'est encore loin ?
— Ah ! Je me demandais quand vous me poseriez enfin cette question. Je n'ai jamais marché aussi longtemps. Je suppose que c'est parce que vous appréciez ma compagnie, auquel cas je suis flatté, mais je fatigue. Vous êtes enfin disposé à penser à la destination ?
— Mais oui ! Regardez : j'y pense. »
Tout à coup, le paysage changea et je me retrouvai non loin d'une plage de sable bleu.
« Quand même. Bon, je vous laisse, je n'ai pas trop envie d'attendre le tonnerre, moi. Pensez à nous quand vous en aurez fini. Vous nous raconterez tout ça autour d'une bonne salade de fleurs ! »
J'avais à peine répondu à son signe qu'il avait promptement disparu. Ce n'était tout de même guère rassurant. Et si la légende, c'était un monstre ? Un monstre carnivore, peut être ! Sans doute alors les Oums lui apportaient-ils des sacrifices pour apaiser sa faim, en abusant les voyageurs avec des pensées de légende !
Je marchai sur la plage, tout à ces légitimes préoccupations, quand une silhouette familière se dirigea vers moi.
« Mais, mais ! Toi, ici ? Mais comment peut-tu être ici ! » m'exclamai-je.
Elle dansa jusqu'à s'approcher tout près de moi, moment auquel je me démis de ma veste pour lui couvrir les épaules, les joues légèrement rosies par sa tenue vestimentaire digne de l'Ève des temps jadis.
« Ce n'est pas possible !
— C'est possible, puisque je suis là.
— Mais, je suis...
— Tu es dans ton rêve, oui.
— Mais, tu es...
— Je suis là bas. Mais si je suis ici, c'est que tu m'as rêvée avec l'ensemble.
— Oh, moi ?
— Oui, toi !
— Mais ce n'est pas possible, je n'ai jamais imaginé des... des Oums !
— Tu en as imaginé l'émergence.
— Et puis, ils semblent avoir une culture... des légendes ! Ils vivent depuis plus longtemps que tout à l'heure, tout de même !
— C'est que tu as aussi posé l'émergence de leur temps. Comme celle de leur monde.
— Mais, hier, ils n'existaient pas !
— Ton temps n'est pas le leur. Ils n'existaient pas pour ton hier, voilà tout. Et encore. Tout ce qui est, est forcément de tout éternité.
— Tu veux dire qu'ils existaient avant que j'y pense ?
— Je veux dire que leur existence était de toute éternité dans ta pensée.
— Eh, oh ! Mon libre arbitre ! Et si j'avais voulu rêver de dragons-guerriers et de montagnes englouties, hein ?
— Peut être que ta liberté de pensée n'est pas libérée de la trame de ton être...
— Attends. J'aimerais bien comprendre. Déjà, tu es là depuis combien de temps, toi ? »
Elle me sourit.

« On n'a pas idée de rester si longtemps... »
Elle était en train de sourire, à mon chevet. Avec toutes sortes de personnes qui marchaient plus loin.
« De quoi rêvais-tu donc ?
— Oh, rhabille-toi, il y a du monde ! »
Plusieurs personnes se retournèrent étonnées, elle plus que les autres.
« Je suis habillée !
— Aaaaah ! Cette couleur, là !
— C'est un citron. Tu vas bien ?
— Non ! Dis-moi pourquoi ma liberté de pensée n'est pas libérée de la trame de mon être !
— Comment ?
— C'est toi qui me le disais sur le sable bleu de la plage aux oums !
— Oh. Tu as rêvé de moi, c'est ça ?
— Si on mangeait une fleur ensemble ?
— C'est gentil. Heu, qu'est-ce que tu as dit ? »
Je soupirais, puis la pris dans mes bras.
« Eh !
— Que j'ai été content de te voir après les Oums !
— Heu... Où ça ?
— Oh, un endroit merveilleux. Tu sais qu'il faut faire très attention à ce que tu penses ? Ton voisin pourrait le découvrir, mais ce n'est pas le plus grave. Le rêve et l'imagination sont des outils incroyables ! »